Chapitre VI
Le jeudi suivant, Gabriel s’apprêta pour les funérailles de Charles Werner. Il finissait de boutonner le par-dessus noir agrémenté d’un col d’astrakan que Julian lui avait offert quelques jours plus tôt lorsque ce dernier pénétra dans la chambre. Surpris, il s’arrêta sur le pas de la porte. Gabriel ne s’étant encore jamais aventuré hors du manoir sans lui, ces préparatifs de départ ne pouvaient que le prendre au dépourvu.
— Tu sors ? Où vas-tu ? s’enquit-il avec une curiosité inquiète.
— À l’enterrement de M. Werner, répondit le jeune homme d’une voix ténue en évitant de le regarder. Miss Jamiston a accepté de me prêter sa voiture.
Tombant des nues, Julian se figea. Il avait mal entendu, c’était la seule explication possible à cette aberration. Au prix d’un effort considérable, il parvint à se maîtriser, et c’est d’un ton presque serein qu’il pria Gabriel de répéter ce qu’il venait de dire.
— Tu as très bien compris, murmura Gabriel en triturant nerveusement ses gants.
Julian eut l’impression d’avoir été souffleté. La colère monta en lui, froide et impérieuse.
— Puis-je savoir pourquoi tu souhaites te rendre aux obsèques de cet homme ? demanda-t-il d’une voix frémissante de rage contenue.
Gabriel resta silencieux, les yeux toujours baissés. Sa peau avait pris l’aspect d’un masque de cire.
— Et regarde-moi quand je te parle ! s’emporta Julian en avançant d’un pas.
Gabriel tourna vers lui un visage torturé qui échoua cependant à l’attendrir.
— Tu tenais à Werner, n’est-ce pas ? Peut-être même l’aimais-tu ?
Julian criait à présent. Quelqu’un aurait pu l’entendre, mais il n’en avait cure. Le brûlant sentiment de jalousie qu’il avait réussi à contenir jusque-là venait de briser sa cage et lui mordait le cœur. Il pouvait faire abstraction des nombreux clients que Gabriel avait eus à l’époque où il se prostituait, car ce n’étaient que des silhouettes sans visage et sans nom, trop abstraites pour susciter une véritable jalousie. Charles Werner à l’inverse était bien réel. Individu de chair et de sang, il avait tenu Gabriel dans ses bras, l’avait possédé chaque fois qu’il le désirait. Les imaginer ensemble brisait Julian, et la pensée que Gabriel pût éprouver ne fût-ce qu’un peu d’affection à l’égard de Werner lui était insupportable.
— Non, ce n’est pas ça, souffla Gabriel d’une voix éteinte, l’air malheureux.
— Tu le laissais te toucher pourtant ! Sans doute sa présence t’était-elle plus agréable que tu ne veux bien l’admettre !
Gabriel rougit et ses traits délicats se crispèrent.
— Tu ne comprends pas, se défendit-il d’une voix raffermie. Je ne ressentais rien pour lui… rien du tout… Depuis… ça, plus rien n’avait d’importance.
Il releva ses manches et montra les cicatrices qui balafraient ses poignets.
Julian le fixa dans les yeux, hésitant visiblement sur le crédit à accorder à ses propos.
— Tu ne ressentais donc pas d’amour pour lui ? interrogea-t-il avec espoir.
— Non, certainement pas de l’amour, répliqua Gabriel d’une voix dure qu’il ne lui connaissait pas. Jamais.
La fureur de Julian était retombée, mais l’incompréhension persistait, lui laissant un goût amer dans la bouche.
— Alors pourquoi veux-tu te rendre à son enterrement ?
Gabriel soupira avec lassitude.
— C’est difficile à expliquer. J’en ai besoin, c’est tout. S’il te plaît, ne m’en empêche pas…
Son regard se fit suppliant tandis qu’il prenait la main de Julian.
— Je n’en ai pas l’intention, le rassura celui-ci, submergé par le remords. Tu es libre de faire ce que bon te semble.
Il ne comprenait pas l’attitude de Gabriel, mais il avait dès leur première rencontre décidé de lui faire confiance, et il se refusait à changer de ligne de conduite.
— Merci, murmura Gabriel en lui offrant un sourire radieux.
Ce fut sa récompense.
Ils descendirent ensemble et Julian regarda s’éloigner la voiture qui emportait Gabriel vers Londres. Il se sentait oppressé, comme si son amant le quittait pour toujours. À pas lents, il regagna le manoir. Sur le palier du premier étage, il croisa Cassandra, absorbée dans la contemplation d’une toile du Caravage, La Mort de la Vierge, accrochée à la place d’honneur. Elle se tourna vers lui, un léger sourire aux lèvres.
— J’aime passionnément ce tableau, déclara-t-elle avec chaleur. Je ne vous remercierai jamais assez de me l’avoir offert.
— Vous en aviez tellement envie. Au moins n’avez-vous pas eu à sortir des limites de la légalité pour l’obtenir !
Le sourire de Cassandra s’élargit. Et pour cause, c’était ce tableau qu’elle convoitait lorsqu’elle s’était introduite par effraction chez Julian quatre ans plus tôt. Non seulement celui-ci ne l’avait pas livrée à la police, mais il avait poussé la générosité jusqu’à lui faire présent de la toile au moment de son départ du château.
Une certaine gêne s’insinua soudain sur le visage de la jeune femme, et elle changea brutalement de sujet.
— J’ai prêté mon attelage à Gabriel pour qu’il puisse se rendre à l’enterrement de Werner. J’espère que cela ne vous contrarie pas.
Julian fronça les sourcils.
— Il aurait pu utiliser le mien, mais je crois qu’il préférait m’informer au dernier moment de son projet. Il devait se douter que je ne ferais pas montre d’un grand enthousiasme.
— Se trompait-il ?
Julian pivota vers Cassandra, la mine grave.
— Non. Je me suis même mis en colère au début, ce qui était stupide de ma part : il est illusoire de penser qu’on peut contrôler les sentiments des gens. J’ignore pourquoi Gabriel voulait aller aux obsèques d’un homme qui lui a fait tant de mal, mais il faut accepter l’idée que l’on ne peut pas tout savoir des personnes que l’on aime. C’est déchirant, mais inévitable. On peut juste faire confiance. C’est un risque que l’on choisit de prendre… ou pas.
Il fixa Cassandra d’un air entendu.
— J’ai décidé de prendre ce risque. Peut-être devriez-vous en faire autant.
La jeune femme rougit imperceptiblement et détourna le regard.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, affirma-t-elle d’un ton dégagé.
Une lueur amusée brilla dans les yeux de Julian.
— Ne le prenez pas mal, Cassandra, mais vous avez une sérieuse tendance à vous voiler la face. À l’époque de notre rencontre, vous m’avez parlé d’un homme qui occupait une place essentielle dans votre vie, un homme pour qui vous accepteriez de vous ranger s’il en exprimait le souhait… C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?
Cassandra hocha doucement la tête.
— Mon dernier cambriolage a mal tourné. J’ai été blessée gravement et ne suis parvenue à m’enfuir que de justesse. C’est Andrew qui m’a soignée. Il était si inquiet pour moi qu’il m’a fait jurer de ne jamais recommencer. Je n’ai pas eu le cœur de le décevoir : j’ai promis de renoncer à mes penchants criminels et de rentrer dans le droit chemin, et j’ai tenu parole. Je n’ai pas failli depuis ce jour… à deux exceptions près cependant : l’horloge à eau de Cylenius et le carnet de Werner. Mais c’était pour la bonne cause…
Elle esquissa un pâle sourire.
— Je ne suis pas certaine d’avoir votre courage, Julian. La vérité est que j’ai peur…
Julian posa sa main sur le bras de la jeune femme dans un geste compatissant.
— Mieux vaut affronter sa peur qu’éprouver des regrets, Cassandra. Faire confiance, s’abandonner, abattre ses défenses, c’est douloureux, mais c’est aussi le meilleur moyen de dire qu’on aime. Je ne prétends pas que ce soit facile, ajouta-t-il avec une petite grimace, mais réfléchissez-y.
Il fit alors volte-face et se dirigea vers sa chambre, laissant Cassandra songeuse devant le tableau. Oui, elle avait peur d’admettre ses sentiments, mais elle était aussi ébranlée par les révélations de Nicholas. Andrew lui inspirait une confiance aveugle, et cependant elle devait admettre qu’il ne se montrait pas entièrement franc avec elle.
Cassandra ne savait plus que penser.
*
Un vent mordant soufflait sur le parc et les premières gouttes d’une pluie lourde cognaient contre les hautes fenêtres du salon. La nuit tombait, et il faisait déjà très sombre dans la pièce que seul éclairait le feu dans l’âtre.
Assise près de la cheminée, Cassandra, nauséeuse, referma lentement le carnet de Charles Werner. Trop préoccupée durant les derniers jours pour songer à y jeter un coup d’œil, elle l’avait retrouvé par hasard dans sa table de chevet au cours de l’après-midi. À l’issue d’une longue réflexion, et puisque cela ne risquait plus de faire du tort à son propriétaire, elle s’était décidée à en forcer la serrure.
Bien mal lui en avait pris.
À présent qu’elle connaissait le contenu du carnet, elle regrettait amèrement sa curiosité. L’ouvrage qu’elle tenait entre les mains se révélait être un véritable condensé de la perversion humaine. Werner avait collectionné les très jeunes amants tout au long de sa vie en en tirant manifestement une jouissance sans limite. Il s’était délecté à décrire dans ce carnet de luxure les relations charnelles qu’il entretenait avec eux, au moyen d’une écœurante abondance de détails et à grand renfort de dessins, voire de photographies. Les pages s’égrenaient inexorablement, toutes plus sordides les unes que les autres, dans un insoutenable et pathétique déballage de vice. C’était ignoble. Il n’était pas étonnant qu’Angelia ait pu manœuvrer Werner à sa guise grâce à ce carnet. Cet homme s’enorgueillissait de sa propre perversité, mais celle-ci s’était en définitive retournée contre lui.
Cassandra se figea soudain, horrifiée. Silencieux comme un chat, Gabriel, de retour de Londres, venait de pénétrer dans le salon. Elle fut saisie de panique à l’idée qu’il voie le livre, car Gabriel était en quelque sorte le héros de ce carnet maudit. Faisant montre d’une répugnante fascination à son égard, Werner ne se lassait pas de l’évoquer au fil des pages, accumulant les descriptions les plus scabreuses. Cassandra comprenait mieux pourquoi le jeune homme avait désespérément tenté de s’emparer du carnet : la pensée que Julian pût découvrir les humiliations et la dégradation dont il avait été victime devait le rendre malade. Elle aurait réagi exactement de la même façon à sa place.
Il était trop tard néanmoins pour cacher le livre. En l’apercevant sur les genoux de Cassandra, le jeune homme se statufia. Nul doute qu’il l’avait reconnu au premier coup d’œil.
Lentement, comme hypnotisé, il s’approcha de Cassandra et lui prit le carnet des mains. Pétrifiée, celle-ci ne put ébaucher le moindre geste pour l’en empêcher. D’une main tremblante, Gabriel feuilleta les pages et pâlit atrocement à la vue de certaines d’entre elles. Cassandra aurait voulu le supplier d’arrêter de se torturer, mais aucun son ne filtra de sa gorge. Incapable de le regarder en face, les minutes qui suivirent lui parurent une éternité.
Enfin, Gabriel referma le carnet d’un coup sec. Livide, il se dirigea d’un pas chancelant vers la cheminée et demeura un instant immobile à contempler le feu. Puis il se mit à arracher rageusement les pages par poignées avant de les jeter dans les braises qui rougissaient dans l’âtre. Il les regarda se consumer jusqu’à la dernière, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cendres du livre infâme.